Dans l'Orient Le Jour Zeina Kayali décode les gènes des Bacha

2020-03-02

Accomplissant fidèlement sa vocation de faire revivre l’âge d’or de la musique savante libanaise depuis la publication de son premier ouvrage en 2011, Zeina Saleh Kayali vient de faire paraître les sixième et septième volumes de la collection qu’elle a créée aux éditions Geuthner, « Figures musicales du Liban », consacrés à une éminente dynastie musicale libanaise : Toufic et Abdel Rahman el-Bacha.
Alain E. ANDRÉA | OLJ

Lorsque Victor Hugo a écrit en 1881 dans Les Quatre Vents de l’esprit sa phrase devenue célèbre citation : « Le bonheur est parfois caché dans l’inconnu », il était conscient qu’un jour viendrait où certains esprits avides de connaître et de découvrir se rassasieraient de la plénitude des souvenirs exhumés pour en faire de l’histoire. Seuls ces « esprits bien préparés », pour reprendre les mots de Louis Pasteur, seraient capables de voir la lumière luisante dans l’obscurité même d’un passé enfui. Zeina Saleh Kayali en fait partie. Son nom fait vibrer secrètement des histoires pleines d’espace. Entre le 15 octobre 2011, date de la parution de son premier ouvrage, et le 25 février 2020, date de la signature de ses deux « nouveau-nés », du temps a passé. Voyez au cœur de ces neuf ans créateurs cette forteresse qu’elle a fièrement nommée Figures musicales du Liban, portant les majestueuses couleurs du Liban d’antan où la musique, la vraie musique, était appréciée à sa juste valeur.
Dans le cadre du cycle des conférences de l’Espace culturel Ninar, et en présence du pianiste et compositeur libano-français Abdel Rahman el-Bacha, Zeina Saleh Kayali a présenté et dédicacé, à l’hôtel Le Gabriel, ses deux derniers ouvrages, dédiés au musicien de renommée internationale et à son père, à l’issue d’une conférence intitulée : « Toufic el-Bacha et Abdel Rahman el-Bacha : une dynastie musicale libanaise ».
Pour cette pionnière du patrimoine musical du pays du Cèdre, le but de ce grand projet, qui fêtera bientôt sa première décennie, est avant tout de « créer des sources écrites à notre musique savante parce qu’elle n’en a pas, de la faire connaître ainsi que ses compositeurs et de la promouvoir », car selon elle, il faut absolument que les Libanais connaissent leur héritage musical « précieux et diversifié comme nous et notre âme ». De cette nécessité est né son premier recueil, Compositeurs libanais – XXe et XXIe siècles, avant que le Collège Notre-Dame de Jamhour n’accouche à son tour, en 2012, du premier centre d’archives et de documentation musicales au Liban : le Centre du patrimoine musical libanais (CPML). « J’ai réalisé, par la suite, que je détenais des informations précieuses et qu’il était de mon devoir de les livrer. Ça a été le deuxième ouvrage et ensuite la collection », s’enthousiasme Kayali, en ajoutant qu’au début de ce long voyage de chasse aux trésors, digne d’un conte des Mille et Une Nuits, elle ne connaissait que deux ou trois compositeurs, mais « maintenant, je sens qu’à travers cette collection une sorte de grande famille de musiciens libanais s’est formée, qui m’ont accordé une confiance extrêmement émouvante ».
Dynastie musicale
Quant à la publication simultanée de deux ouvrages mettant en relief le père et le fils, Zeina Kayali trouve que « c’était vraiment important de montrer le lien entre ces deux musiciens, d’autant qu’il y avait cet élément de dynastie musicale et de transmission qui nous parle de l’histoire de notre pays ». Et de poursuivre : « Je pense qu’il faut absolument rendre hommage à des gens qui ont compté dans le paysage musical, et ce n’est pas parce qu’ils sont morts qu’ils sont tombés dans l’oubli », en faisant référence à l’incontournable Toufic el-Bacha. Ce dernier, l’un des orchestrateurs officiels du Festival international de Baalbeck pendant de longues années, qui a été « connu, apprécié et respecté de son vivant », est tombé dans les oubliettes depuis sa mort. Ce grand compositeur a quitté le monde des mortels, inquiet du sort de son testament musical, l’opéra Cadmus et Europe, mettant en musique la célèbre tragédie en vers composée en 1944 par Saïd Akl, qui n’avait besoin que d’un mécène pouvant soutenir sa production. « Il a passé de longues années de sa vie à réaliser ce gigantesque travail. Malheureusement, ça n’a jamais été représenté sur scène ni enregistré. Ce fut son plus grand chagrin. Nous essayerons, peut-être avec le Festival de Baalbeck, de monter cet opéra », glisse-t-elle.

L’un des plus grands pianistes mondiaux
Concernant le fils, la vice-présidente du CPML a tenu à ce que Abdel Rahman el-Bacha soit le premier « interprète » de la collection qui ne comptait dans ses rangs que des compositeurs car « c’est l’un des plus grands pianistes mondiaux et le plus grand pianiste libanais ». Tellement passionnée du travail qu’elle entreprend, Zeina Kayali a tenu à partager avec humour un souvenir d’enfance de l’interprète de l’intégrale des œuvres pour piano de Prokofiev : « La sœur aînée prenait des cours de piano lorsque Abdel Rahman était tout petit. Quand sa professeure de piano partait et qu’elle se mettait à s’exercer, il lui criait toujours : “Non, non, ce n’est pas comme ça que la maîtresse a dit !” » D’ailleurs, c’est suite à de longues conversations avec le pianiste lui-même et ses deux sœurs, Rima et Randa, que ces deux tomes ont pu voir le jour. « Merci d’exister », c’est par ces quelques mots que Kayali a tenu à remercier Abdel Rahman el-Bacha en indiquant que dans le cadre des « Musicales du Liban » à Paris, en novembre prochain, un concert des Bacha, père et fils, sera joué par les mains de musiciens français.

« Je me vois mal en biographie »
« Quand Zeina m’a annoncé qu’elle voulait rédiger ces deux biographies, j’ai été vraiment étonné, pas pour mon père, bien sûr, car il est un grand compositeur et incarne une figure musicale importante du Liban. Mais en ce qui me concerne, je me vois mal en biographie. En tout cas, ça m’a beaucoup touché et c’est vrai qu’il fallait parler de cette petite part de ma vie en tant que compositeur influencé par l’héritage culturel oriental et proche-oriental, qui est important pour moi », indique Abdel Rahman el-Bacha, avec l’humilité qui le caractérise, dans un entretien à L’Orient-Le Jour. Le lauréat du prix Reine Elizabeth pour piano, qui a apporté une pierre essentielle au titanesque édifice de la musique universelle, considère, en réponse au fait que le pays de l’alphabet ne s’attache plus à ses artistes, que « le Liban n’a jamais été un pays qui s’occupe de près de la culture et du nécessaire, que ce soit sur le plan médical ou éducatif, les gens devaient toujours se débrouiller par eux-mêmes ». Le maître des touches d’ivoire explique toutefois que ce qui compense l’indifférence de cette « entité de sensibilités diverses » qu’est le Liban est la grande solidarité et la chaleur entre les gens. La biographie consacrée à son père l’enchante particulièrement : « Ce sont des souvenirs touchants qui nous remettent un peu dans l’ambiance de l’enfance et qui marquent profondément notre personnalité. Le fait d’en reparler nous oblige à les inscrire de manière consciente en nous. Je trouve que c’est un hommage tout à fait nécessaire », dit-il un peu ému. Un hommage que le Liban n’a pas rendu à Toufic el-Bacha ? « Oui ! » affirme le fils du compositeur libanais, sans pour autant en vouloir à son pays natal parce que, selon lui, il y a toujours des raisons « plus ou moins valables », mais les choses « vraies et belles » finissent toujours par sortir, en référence aux ouvrages de Kayali.

Deux fois l’âge de Schubert
Abdel Rahman el-Bacha, qui vient de souffler sa 61e bougie, souligne qu’à son âge « on a une personnalité qui est bien définie et ce que l’on a pu réaliser de grand est déjà fait ». Cette biographie serait-elle quand même précoce ? « La valeur d’un musicien ou d’un artiste est en dehors du temps. Elle n’est pas forcément liée à un âge mais à sa personnalité en tant que tel », répond-il en faisant référence à Schubert, mort à l’âge de 31 ans : « J’ai bientôt deux fois l’âge de Schubert. Qui peut se comparer à lui ? » Un dernier mot à l’auteure de ces deux ouvrages : « Zeina est une personne de très grande valeur. Elle est très sérieuse dans son travail, elle le fait avec passion et beaucoup d’élégance. Elle est en train de participer aux archives du patrimoine culturel libanais qui était, avant elle, un endroit vide. » Et pour les lecteurs ? « Je souhaite qu’ils aient du plaisir à découvrir ces vies particulières et que ça leur donne de l’espoir, et que cette tendance artistique chez leurs enfants, il faut toujours l’encourager et considérer que la figure culturelle d’un pays c’est la figure humaine. »
Zeina Kayali dévoile pour L’OLJ que les prochains ouvrages dans cette même collection, rédigés par elle ou par d’autres auteurs, seront dédiés à Henri Goraïeb, Georges Baz et Alexis Boutros. À cet égard, Bacha signale : « Goraïeb était en effet une belle sensibilité musicale. Je garde de très bons souvenirs des temps des conversations que j’ai eues avec lui et je suis heureux que les enregistrements de ses interprétations existent encore et je suis sûr qu’ils lui font plaisir aussi. »

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