Conjuguer la musique au féminin
OLJ / Par Samer Abdo, le 05 septembre 2024 à 00h01
Musicographe et cofondatrice du Centre du patrimoine musical libanais, Zeina Saleh Kayali allie, dans la collection Figures musicales du Liban, sa passion pour la musique et son amour pour le Liban. Après huit volumes consacrés à des compositeurs masculins, elle s’attelle dans Figures musicales au féminin à une entreprise à la fois nécessaire et audacieuse : mettre en lumière des femmes talentueuses et dévouées de la scène musicale locale et internationale, souvent reléguées à la marge ou sombrées dans l’oubli, et réaffirmer leur place légitime dans le patrimoine culturel libanais.
Pourtant, la tâche n’est pas aisée. Les sources écrites sont quasiment inexistantes, excepté quelques articles précieux de Georges Baz dans La Revue du Liban et L’Orient. Première donc à compiler un éventail aussi riche de biographies de musiciennes libanaises, l’auteure a dû s’appuyer sur des recherches de terrain, rencontrant les musiciennes encore vivantes ou contactant les familles et élèves des disparues pour reconstituer leurs parcours.
Le premier volet de cet ouvrage est dédié à une vingtaine de compositrices libanaises, dont par exemple Laure Daccache, qualifiée de « petit Mozart du Moyen-Orient » par la presse, et décrite par Abdel Wahab comme « une femme dangereuse pour nous, compositeurs hommes ». Selon Kayali, toutes ces pionnières, quel que soit leur instrument ou leur pays d’accueil, fusionnent leur âme orientale avec les outils occidentaux, ce qui confère à leurs créations une originalité et une richesse remarquables.
La deuxième partie met en avant quatre pianistes ayant marqué le Liban de l’avant-guerre : Wadad Mouzannar, responsable de la section de musique classique au sein du comité exécutif du Festival international de Baalbeck, qui a œuvré pour « éduquer le goût public libanais à la grande musique et valoriser l’image du Liban auprès des grands musiciens occidentaux invités » ; Samia Flamant et Diana Takieddine qui ont régulièrement inclus des œuvres de compositeurs libanais dans leurs programmes à l’étranger ; et Zvat Sarkissian, la première professeure du célèbre Abdel Rahman el-Bacha.
Le dernier chapitre se concentre sur Myrna Boustani qui a parfaitement combiné son rôle de femme d’affaires, de première femme députée du Liban, et de « militante musicale » pour reprendre la formule de Kayali. Inspirée par le prestigieux Festival de Salzbourg, elle a fondé, en 1994, Al-Bustan Festival of Music and the Performing Arts qui accueille, jusqu’à nos jours, de grands noms de l’art européen.
La question de la légitimité sociale du geste musical féminin traverse le livre. À l’époque, jouer du piano et savoir chanter faisaient partie de l’éducation bourgeoise et « les femmes n’avaient voix à aucun chapitre, à part celui d’être épouses et mères ». « Il n’est pas nécessaire que Julia apprenne la musique, il est suffisant qu’elle sache très bien cuisiner », souligne le père de la compositrice Julia Sfeir. Néanmoins, les femmes présentées dans ce recueil ont su s’imposer.
Leur émergence s’inscrit, en effet, dans le tourbillon culturel des années 50 à 70 : « Des concerts ont lieu plusieurs fois par semaine avec un brassage extrêmement cosmopolite (…) La vie artistique était foisonnante à Beyrouth (…) l’incontournable phare culturel et artistique du Moyen-Orient. » Entre les lignes de ces pages qui résonnent comme un écho de « la belle époque » libanaise, des anecdotes offrent un éclairage contextuel sur la période : les lieux emblématiques où la musique était enseignée, tels que le Conservatoire national, l’Institut de musique de l’Université américaine de Beyrouth, et l’Académie libanaise des Beaux-Arts ; la compétition télévisée Layali Loubnan ; les festivals incontournables du pays…
Figures musicales au féminin constitue, somme toute, une invitation à re-découvrir et honorer l’héritage puissant des femmes dans la musique au Liban. Zeina Kayali qui prépare un nouvel ouvrage sur Zaki Nassif, nous rappelle, à travers toute la série, le génie humain exprimé par la musique, alors que les sons digitaux envahissent notre quotidien et que l’ombre de l’intelligence artificielle suscite tant d’inquiétudes. La traduction en arabe de cette œuvre s’avère ainsi essentielle, offrant pour les mélomanes arabophones, une visibilité à celles et ceux qui ont contribué à l’édifice des musiques savantes libanaises.
Figures musicales au féminin de Zeina Saleh Kayali, Geuthner, 2024, 230 p.
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