De l’âge d’or libanais à la capitale des ducs de Bourgogne, le fabuleux destin de Samia Sandri-OLJ / Par Joséphine HOBEIKA, le 8 avril 2025

Culture – Disparition

De l’âge d’or libanais à la capitale des ducs de Bourgogne, le fabuleux destin de Samia Sandri Joséphine HOBEIKA

« Samia Sandri, la Voix » vient de paraître aux éditions Geuthner, coïncidant tragiquement avec le décès de la célèbre cantatrice franco-libanaise. Retour sur une destinée romanesque portée par une vision, un talent et une personnalité lumineuse.

La voix nouée, Sylviane Moukheiber évoque tristement la malheureuse coïncidence éditoriale de l’ouvrage Samia Sandri, la Voix, qui retrace la carrière musicale pleine de rebondissements de sa mère, née le 1er janvier 1934, partie le 22 mars 2025. « Qu’elle soit partie quelques semaines après sa parution est cynique et désolant. J’aurais tellement aimé lui lire les critiques des médias et les réactions des lecteurs de son vivant. Elle observe j’espère tout ça, de là où elle se trouve maintenant », souhaite la journaliste. « Ma mère était très fragile ces dernières années. Pendant que j’écrivais le livre, j’avais peur qu’elle ne nous quitte avant de l’avoir terminé. Lorsque j’ai mis un point final et qu’il a été publié, j’ai été soulagée et fière de le lui présenter. Elle avait suivi son écriture, je lui avais lu certains passages. Je pense qu’elle a été très heureuse de l’aboutissement », enchaîne-t-elle au sujet du dernier-né de la collection Figures musicales du Liban, dirigée par Zeina Saleh Kayali.

Le titre métonymique choisi par l’auteure insiste sur ce qui va être au cœur des recherches de l’une des premières cantatrices libanaises. On pourrait la définir en tant que fille de l’écrivain Youssef el-Hage, ou sœur du philosophe et martyr Kamal el-Hage, mais la biographie offre un regard qui accentue l’autonomie, l’indépendance et l’originalité d’une artiste pionnière, qui avait des ambitions immenses pour son pays, et qui ne les a jamais abandonnées, n’est-ce en les modifiant selon l’histoire chahutée du Liban. Formée à Milan, cantatrice brillante et très appréciée dans les années 50 et 60, Samia Sandri enchaîne les concerts et récitals dans les plus belles salles de concerts de Beyrouth. « Elle se donne pour mission de faire connaître l’opéra aux Libanais », écrit Sylviane Moukheiber. Elle crée ensuite l’une des premières classes d’opéra du Conservatoire national de Beyrouth, et s’emploie à traduire et interpréter des airs d’opéra traduits en arabe. Elle voit grand pour son pays : un théâtre lyrique, un opéra… Après son divorce d’avec le journaliste Farid Moukheiber, elle rencontre le musicien-hautboïste Dominique Monnin et s’installe en famille à Dijon. Samia Sandri se lance alors dans une thèse en science de la voix, support de ses recherches sur la thérapie vocale, qui va articuler la suite de ses activités.

Le livre de Sylviane Moukheiber dessine la personnalité sensible, visionnaire et brillante de sa mère, dont le parcours laisse pantois. Des photographies, des affiches de concerts, des revues de presse permettent de revivre les années fastes d’avant-guerre de Beyrouth. Samia Sandri a ensuite évité l’écueil de la complaisance dans la nostalgie au moment de son installation à Dijon dans les années 70. Elle a rebondi et n’a eu de cesse d’approfondir ses compétences et de transmettre sa passion.

« Soigner les maux de l’être, les maux de l’âme avec la voix »

Si la dimension novatrice de Samia Sandri est l’un des fils conducteurs du livre de Sylviane Moukheiber, il n’est pas le seul. « Il y a aussi la relation à son art, l’opéra, et surtout l’histoire d’une passion, doublée de beaucoup de travail. C’était une femme perfectionniste et exigeante dans ce qu’elle entreprenait. Au Liban, elle a voulu développer et faire connaître l’opéra au plus grand nombre, mais aussi redonner leurs titres de noblesse aux musiciens et aux chanteurs. Elle avait surtout beaucoup d’ambition pour le pays, qu’elle espérait hisser artistiquement à la hauteur des pays occidentaux. Créer sans cesse, se réaliser étaient une seconde nature chez elle. Elle a donc continué à défricher de nouvelles voies, comme avec le doctorat d’État et la thérapie vocale qu’elle a créée », explique l’auteure qui parvient à maintenir un habile équilibre dans son texte entre la figure de la mère et celle de l’artiste. Elle convient du fait que leurs relations n’ont pas toujours été faciles. «Elles ont souffert d’incompréhensions qui n’étaient pas liées à l’artiste, mais à bien d’autres problèmes de la vie familiale. En revanche, j’ai toujours eu une incommensurable admiration pour l’artiste et la femme forte, libre et créative. J’avais à cœur de raconter au plus près, au plus juste, sa vie, son art, ses combats, sans me laisser déborder par mes affects », explique-t-elle sobrement.

Au fil de la lecture, les souvenirs de la jeune Sylviane fusent, et rendent le portrait d’autant plus saillant. « Quand j’allais l’écouter enfant, c’était Verdi qui m’emportait, La Traviata, Le Trouvère qu’elle interprétait magnifiquement. Par la suite, j’ai appris à apprécier des opéras plus subtils, comme Lucia de Lamermoor, Tosca, Madame Butterfly, ou la finesse de son interprétation de Louise de Gustave Charpentier. Avoir une maman cantatrice, qui va si loin dans la maîtrise de son art en subjuguant le public a quelque chose de la transcendance, même pour une petite fille », confie-t-elle au lendemain du décès de sa mère.

Ce qui est intéressant dans le parcours de la musicienne, c’est son orientation vers la recherche théorique. « Chez Samia Sandri, la théorie musicale est venue de la pratique. Le travail et la connaissance approfondie de sa voix lui ont ouvert de nouvelles voies de recherche. C’était une chercheuse qui aimait toujours aller au-delà des apparences. C’était un travail de pionnière, où elle décrypte, analyse, les pouvoirs immenses de la voix », précise Sylviane Moukheiber. « La thérapie vocale qu’elle crée va lui ouvrir de nouvelles perspectives : soigner les maux de l’être, les maux de l’âme, avec la voix. Reflet de l’être, la voix communique de nombreuses informations sur une personnalité, ses fragilités, ses forces. Elle est allée loin dans la connaissance des mécanismes de cet organe unique que nous utilisons sans réflexion. Dans le livre, je relate de nombreux témoignages d’élèves qui racontent leurs expériences dans ses cours de thérapie vocale », ajoute-t-elle.

De l’âge d’or libanais à la capitale des ducs de Bourgogne

Sylviane Moukheiber fait revivre la spécificité culturelle des années d’avant-guerre au Liban. « La vie de Samia Sandri s’est déroulée dans une période où le Liban s’éveillait à la modernité, avait soif de création artistique et culturelle. Quand on pense que ses parents qui découvraient l’opéra, ont envoyé leur fille de 18 ans se spécialiser en Europe dans cet art méconnu, on se dit qu’ils étaient très modernes. Par ailleurs, j’ai retranscrit volontairement les critiques de ses concerts, écrits avec une fine connaissance musicale, pour un public de mélomanes passionnés d’opéra que nous n’avons plus aujourd’hui. C’étaient des années joyeuses, pleines d’espoir, et même s’il fallait se battre comme l’a fait ma mère, pour faire passer ses idées et lutter contre les forces d’inertie, rétrospectivement, tout ce qu’elle a fait est impensable aujourd’hui », déplore l’auteure avec lucidité. Ses exemples sont convaincants. « Elle a mené la réalisation complète, mise en scène, costumes, interprètes, exclusivement libanais, de l’opéra Les Pêcheurs de perles de Georges Bizet, c’était inédit à l’époque. De même que la diffusion d’émissions hebdomadaires pédagogiques sur l’opéra à la radio, pour initier un large public. Ou encore la mise en scène d’extraits de Madame Butterfly à la télévision libanaise, à une heure de grande écoute : tout cela est complètement impossible de nos jours », martèle-t-elle.

Lorsque Samia Sandri s’installe en France, sa carrière musicale évolue. « Elle est alors devenue essentiellement pédagogue. Elle enseignait à Dijon où elle vivait et à l’Université libanaise, à chaque retour au Liban. On l’a beaucoup vue dans les médias, sur les plateaux des télévisions, parler de la voix et de la thérapie vocale, sujet qui passionnait alors le public libanais », se souvient Sylviane Moukheiber.

« J’ai appris avec elle que rien n’est impossible, ainsi que l’importance de réaliser, et de se réaliser. Le talent, la création, ont été le gouvernail de notre famille, avec bien sûr en toile de fond, l’amour éternel d’une mère », confie-t-elle. « Tracer sa route de cantatrice, de femme indépendante et libre dans le Liban patriarcal des années soixante, n’était pas chose facile. Mais elle m’a toujours dit, que grâce à sa personnalité qui impressionne et à l’opéra, on ne lui a jamais manqué de respect. Aujourd’hui au Liban, les femmes ont gagné et conforté leur place dans la société, mais c’est fragile. Elles doivent continuer à se battre pour s’imposer, il y a tellement de vents contraires ! » conclut la journaliste avec conviction.

Merci pour ce superbe article. L’auteure présentera et dédicacera son ouvrage le 8 mai à Beit Tabaris. Détails suivront.

09 h 39, le 08 avril 2025

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