Sa voix de contralto si unique et chaleureuse est immédiatement reconnaissable. Fadia Tomb El Hage est actuellement en tournée avec le Ballet du Grand Théâtre de Genève, dans un spectacle du chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui intitulé Ihsane. A l’occasion de son escale au Châtelet à Paris, elle raconte à l’Agenda Culturel.
Ihsane veut dire bienveillance ?
C’est un idéal de bonté, de bienveillance et de gentillesse, mais c’est aussi le prénom d’un jeune homme marocain qui a été tué à Liège en Belgique après 50 minutes de tortures barbares, simplement parce qu’il était homosexuel. Donc le spectacle se déroule sur deux niveaux : l’histoire de ce jeune homme, victime d’une odieuse homophobie d’une part, et d’autre part, l’histoire de Sidi Larbi Cherkaoui qui, s’étant brouillé avec son père, avait quitté le Maroc et n’était pas présent à son décès et à son enterrement. Le chorégraphe, qui avait alors 19 ans, fait aujourd’hui, 25 ans plus tard, le deuil de son père à travers ce spectacle autobiographique et très personnel. On y retrouve également une allusion à la jeune fille iranienne qui, à Téhéran, était sortie dans la rue en sous-vêtements pour protester contre le totalitarisme intégriste des mollahs. Les quinze dernières minutes du spectacle coupent le souffle. Elles représentent un enterrement et c’est une forme de réconciliation, très sobre, sans pathos, et hautement spirituelle. Je suis très heureuse d’interpréter le dernier chant de ce moment si intense émotionnellement.
Alors justement, parlons du chant dans le spectacle. Il y joue un rôle important ?
Essentiel car il ponctue l’action et dialogue avec la danse et la poésie. En effet, deux danseuses disent des textes poétiques tout en dansant ce qui est très original. La partie chantée est très éclectique et j’y interprète des pièces aussi bien de l’époque baroque (Barbara Strozzi) que libanaise sacrée (Al Yaoum Oulliqa aala khachaba), ainsi que des œuvres du compositeur tunisien Jasser Hajj Youssef dont l’une sur un texte de Saint Ephrem en syriaque, ou encore une improvisation de Roumi en anglais. Ce même texte de Roumi est chanté par le chanteur marocain Mohammad El Arabi-Serghini en Farsi. J’interprète aussi des pièces traditionnelles marocaines ainsi qu’un mouachah en duo avec Mohammad El Arabi-Serghini. Vous voyez que nous sommes en plein dialogue musical des cultures !
Comment s’effectue le choix des chants ?
Sidi Larbi Cherkaoui compose la chorégraphie et l’enchaînement des scènes. Il décide d’un rythme puis demande aux musiciens de lui proposer des œuvres. Il écoute, fait des recherches, choisit et même parfois change d’avis à la dernière minute ! Ainsi je devais interpréter une berceuse espagnole sépharade qu’il m’a demandé de remplacer, deux jours avant la première à Genève, par la pièce sacrée, plus en adéquation avec le thème de la scène qui représentait un meurtre. Le rôle des musiciens (nous sommes accompagnés d’un ensemble instrumental sur scène) est en fait de sublimer l’intensité émotionnelle du moment.
La pièce de Barbara Strozzi (1619-1677) qui est en italien et que vous commencez dans un interprétation baroque pure, se termine en arabe. Ce sont deux styles que vous maîtrisez parfaitement ?
Il s’agit en fait d’une prière qui se marie parfaitement avec la bouleversante dernière scène d’enterrement dont je vous parlais tout à l’heure. Le dernier couplet est en arabe et je l’interprète avec sorte de sobriété, essayant de ne pas verser dans le registre un peu larmoyant que peut parfois avoir le répertoire du chant arabe. Je fais les ornements en tentant de bien les placer et de garder une ligne droite. C’est sans doute dû à ma formation occidentale et à ma pratique de la musique ancienne. J’ai en effet un registre de contralto qui va bien avec le répertoire baroque et médiéval, Mais quand je monte dans les aigus, le timbre est plutôt celui d’un mezzo-soprano.
Vous avez également une relation particulière avec le répertoire du chant byzantin ?
Oui et je tiens cela de ma mère qui était un vrai contralto. Tout ce que je chante comme répertoire byzantin, je l’ai appris d’elle. Au lieu de nous chanter des berceuses quand nous étions enfants, elle nous chantait des chants byzantins. Ma relation avec ce répertoire est très émotionnelle. Je ne réfléchis pas en termes de technique ou de style. D’ailleurs un chanteur spécialiste de ce répertoire m’a dit un jour « c’est très beau ce que vous faites mais ce n’est pas dans le style ». Encore une fois je pense que cela est dû à ma formation occidentale qui privilégie la tenue dans la voix.
Le spectacle Ihsane est actuellement en tournée ?
Tout à fait. Après Genève et Paris, nous avons plusieurs destinations dont Athènes, Barcelone, Ottawa, Montréal etc.
Quels sont vos autres projets musicaux ?
Une série de concerts avec l’ensemble allemand Sarband. Je collabore avec ce groupe depuis près de 35 ans et nous avons plusieurs dates en Allemagne, notamment au Festival Bach à Leipzig au mois de juin.