Dans l'OLJ Fadia Tomb el-Hage, un parcours et une sensibilité qui « vagabondent entre plusieurs cultures »

2020-12-17

La contralto vient de signer un album florilège de pièces libanaises, MASĀRĀT, qui illustre parfaitement son parcours éclectique. Elle se prépare à donner, en famille, un concert de Noël dans le cadre du festival Beirut Chants*.
OLJ / Par Propos recueillis par Zeina SALEH KAYALI
MASĀRĀT signifie parcours. Et de fait, cet album est un parcours, celui de la contralto Fadia Tomb el-Hage, qui a invité des compositeurs et auteurs libanais à écrire pour sa voix, ainsi que des partenaires qui ont porté le projet depuis ses débuts en 2015. Deux CD qui font la démonstration (s’il le fallait encore) de la richesse et la diversité de la littérature et de la musique libanaises. Différentes langues, l’arabe, le français, l’anglais, l’allemand, côtoient différents langages musicaux, allant du populaire au plus intellectuel, pour ne pas dire expérimental. Certaines œuvres sont des créations, commandées spécialement pour MASĀRĀT, d’autres avaient déjà été chantées par Fadia Tomb el-Hage. Toutes lui ressemblent par leur éclectisme et leur sensibilité. L’ensemble instrumental belge Fragments est le complice de cette aventure, donnant ainsi toute sa valeur à la notion de dialogue des cultures. Et comme le dit Janine al-Asswad, productrice de MASĀRĀT, « cet album est dédié au peuple libanais telle une offrande musicale ».
Vous dites vous-même que « pour le puriste cet éclectisme de choix littéraires et musicaux peut paraître déconcertant ». Comment l’expliquez-vous ?
Le parcours de ma carrière vocale ainsi que ma sensibilité pour le verbe n’ont jamais été linéaires. Ils ont vagabondé entre plusieurs cultures. La découverte d’une œuvre musicale déclenche en moi une vive émotion ainsi qu’une appropriation de la vision du compositeur et de l’auteur. Ce processus d’appariement m’ouvre sur des mondes esthétiques différents entièrement les uns des autres.
Comment passer d’un langage musical à l’autre ?
Les pièces chantées avec différentes techniques vocales facilitent un passage entre les genres, tout en gardant une expression naturelle de la voix. Pour moi, cet album n’était pas un essai de qualifier mon identité artistique. J’ai voulu convier les compositrices et compositeurs libanais, en mettant en musique des textes écrits par des Libanais, à exprimer leurs propres univers où ma voix serait l’invitée.
Vous êtes donc le dénominateur commun de cette création collective ?
Oui c’est moi qui ai voulu ce projet, c’est un peu comme si j’étais l’invitante à participer. C’est un projet commun qui ressemble à mon parcours éclectique, ce que l’on devient forcément en vivant dans la mosaïque libanaise. Je suis passée de l’école des Rahbani aux études classiques en Allemagne, et là j’ai abordé tous les styles, du médiéval au contemporain, en passant par le baroque, le classique et le romantique, avec chaque fois l’exigence que la voix épouse le style étudié. Sans oublier le lied allemand qui est une école en soi. Parmi les pièces de cet album, c’est celle de Toufic Succar qui se rapproche le plus de ce genre musical.

Comment est né ce désir d’un florilège de pièces libanaises ?
Durant mon parcours artistique, j’ai eu l’opportunité de travailler avec quelques compositrices et compositeurs libanais sur des textes d’auteurs et auteures libanais. Dans cet album, j’ai voulu leur rendre hommage, mais aussi m’ouvrir aux univers d’autres compositrices et compositeurs.
Adaptez-vous votre technique vocale à l’œuvre ?
Pour chanter les œuvres en arabe, ma voix évite le vibrato, tout en restant lyrique. Elle est plus blanche, un peu comme ce qui est demandé dans la mélodie française ou le lied allemand.
Certaines pièces sont des créations n’ayant jamais été enregistrées auparavant ?
La plupart en effet. Pour certains compositeurs, j’ai pris des pièces déjà existantes d’autres œuvres que j’avais déjà chantées dans les concerts, mais la majorité a été écrite spécifiquement pour ce projet. Toutefois, les pièces déjà existantes n’avaient jamais été publiées.
Comment s’est déroulé l’enregistrement ?
En Belgique, par étapes. Nous avons commencé en 2016, puis l’argent ayant manqué, nous avons attendu d’avoir de nouvelles subventions et une seconde session d’enregistrement s’est déroulée en 2018 et en 2019. Et puis, il fallait compter avec le retard de certains compositeurs à remettre leur copie, sans compter mon emploi du temps très chargé, ainsi que celui de l’ensemble à géométrie variable Fragments.
Les pièces nécessitant des instruments orientaux ont été enregistrées à Beyrouth dans la première moitié de 2020.
Vous faites la part belle aux compositrices libanaises ?
J’y tiens beaucoup et ce n’est pas une question de quota. J’aime travailler avec les femmes qu’elles soient musiciennes ou organisatrices. Nous avons des compositrices très douées, dans des styles très différents que ce soit Violaine Prince, Mona Ahdab, Bushra el-Turk ou Joëlle Khoury.
Pensez-vous qu’il existe un véritable courant de musique libanaise ?
Je ne suis pas la personne appropriée pour épiloguer sur ce sujet. Toutefois, il est certain que chacune et chacun des compositeurs ont leurs ressources et leurs sensibilités, qu’elles soient de l’héritage ou du vécu oriental ou occidental.
Pour ce qui est de ce projet, nous avons laissé aux compositrices et aux compositeurs le choix des auteurs et de l’instrumentarium. Conformément aux délimitations convenues, les textes devaient être écrits aux XXe ou XXIe siècles par des auteurs libanais (avec une unique exception pour le texte de Mahmoud Darwich en reconnaissance des années d’exil au Liban) et la formation musicale être en lien avec la nature de l’ensemble instrumental à géométrie variable. Il y a eu un dialogue instructif avec tous les protagonistes du projet, j’ai pu ainsi apprécier un réel enthousiasme et un intérêt grandissant au fur et à mesure que le projet progressait. C’est par le biais du compositeur Houtaf Khoury que nous avons été en contact avec Paladino Media pour le label Orlando Records.
Quels sont vos prochains projets ?
Je choisis de parler de deux projets importants qui tentent à nouveau de jeter un pont entre les textes et les musiques d’ici et d’Europe. Le premier, en collaboration avec des artistes italiens, est un « spectacle-fiction » qui imagine en textes et musiques un épisode particulier de la vie d’une figure éminente de l’histoire politique libanaise. Il avait été sélectionné par le Festival de Beiteddine pour inaugurer la saison de l’été 2020. Malheureusement, les crises économique et sanitaire l’ont mis en veilleuse.
Le second est un projet entièrement féminin avec un ensemble vocal belge autour des femmes mystiques, comme Hildegarde de Bingen, Rabi’a al-Adawiyya, etc.
Mais pour clôturer cette année un peu spéciale, j’ai proposé un concert à Beirut Chants avec trois de mes enfants. Les familles sont séparées et la joie de Noël est un peu forcée. Ce concert/spectacle mêle la nostalgie des jours heureux et la joie des retrouvailles. C’est une musique « fusion » entre le style à l’américaine, que les jeunes affectionnent, et le mien. Nous serons accompagnés de six musiciens et les textes de Georges Khabbaz récités par ma fille Yamane et moi. Nous espérons que cela sera une petite lumière dans la sombre période que traverse le pays.
Concert intitulé « I’ll be home for Christmas » le 21 décembre 2020 en l’église Saint-Maron, Gemmayzé, à 20h.

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