Dans l'OLJ A Tabaris, la maison Saleh retrouve son âme musicale

2022-05-19

Transformée en résidence d’artistes, Beit el-Tabaris, la demeure familiale de Zeina Saleh Kayali, recevra les plus grands musiciens venus d’Europe pour accompagner et former des élèves des quatre coins du Liban en leur offrant des masterclass taillées sur mesure.
OLJ / Danny MALLAT
La démarche artistique de Zeina Saleh Kayali est partie d’un souhait
longtemps formulé mais jamais réalisé, celui de son père Samir
Saleh, grand avocat installé à Londres depuis les années 80 et qui n’avait de cesse de rentrer au pays pour retrouver Beit el-Tabaris. Une maison familiale où la jeune femme est née et a grandi, une
maison qui fut d’abord violemment secouée par quinze ans de
guerre civile, avant d’être éventrée et démolie par la double explosion du 4 août. C’est après la perte de son père, décédé en 2021
du Covid-19 sans avoir pu retrouver Beit el-Tabaris que sa fille décide, pour apaiser sa douleur, de transformer la demeure. « Mon
père a toujours rêvé d’y retourner et répétait durant des années “Je veux rentrer finir mes jours à Beit el-Tabaris”. C’est à ce moment-là,
confie Zeina Saleh Kayali, que j’ai décidé de faire le chemin inverse à
celui que font tous les Libanais depuis bientôt deux ans, celui de
vendre la demeure de mon père à Londres et de ramener les
meubles, tous les meubles et surtout le piano de mon père à Beit el-
Tabaris. » « Tu as perdu la tête, lui disent alors ses amis, tout le
monde cherche à faire fuir ses économies hors du pays et toi, tu fais
le contraire, c’est une folie. » « C’est une folie, leur répond-elle, que
je dois à mon père. »
Des maestros pour porter les futurs prodiges libanais
Zeina Saleh Kayali a grandi dans une maison où l’art était le
principal langage, la musique et la lecture son mode de
communication. Une maison qui a connu une tradition musicale, où
des mini-concerts étaient organisés par la pianiste Wadad
Mouzannar et où Gabriel Yared venait répéter et s’entraîner. Grand
mélomane et lecteur acharné, Samir Saleh était aussi pianiste, et
transmettra son amour de la musique et de la littérature à ses
enfants. Quinze années d’apprentissage au piano pour Zeina et des
heures de lecture dans un canapé en velours rouge où elle avoue
toujours aimer s’installer pour lire au son de la musique.
Avec une
passion marquée pour le chant et pour l’écriture, qui a poussé Zeina
Saleh Kayali à écrire plus d’une dizaine d’ouvrages sur la musique, et
à devenir membre de plusieurs ensembles vocaux en France où elle
chante régulièrement. Elle fonde aussi au Collège Notre-Dame de
Jamhour un centre d’archives musicales. « La musique aide à se
créer une identité », aime-t-elle à répéter. Sa mère à son tour
publiera un recueil sur l’histoire du Liban. « Nous sommes, dit-elle
avec une nostalgie désarmante, une famille qui aimait s’écouter
écrire. »
À Beit el-Tabaris, la bibliothèque à laquelle on accède par une
double-porte comme par un passage secret atteste de l’importance
que la famille Saleh accordait à la lecture. Les murs, hauts de plus de
4 mètres, habillés d’étagères en bois qui ploient sous le poids des
grandes plumes de la littérature et des maîtres en droit, interloquent
tant la beauté de ce lieu est apaisante. « Mon père, confie la
cofondatrice du Centre du patrimoine musical libanais, répétait :
“On se sent important dans cette bibliothèque”. « Transformer la
maison familiale en résidence d’artistes pour y inviter les plus grands musiciens à venir offrir leur savoir et leur expérience était
pour moi un moyen de remonter le moral des élèves libanais
complètement désespérés par une situation économique qui les
paralysent. Incapables d’aller faire des formations à l’étranger, ce
projet constitue comme une bouffée d’oxygène pour leur insuffler un
peu d’espoir et les pousser à ne jamais abandonner. » Ce projet a pu
voir le jour en partenariat avec l’Institut français, l’aide de la société
Buffet crampon qui fabrique des instruments à vents et quelques
mécènes privés. Du 23 au 28 mai, c’est Abdel Rahman el-Bacha, grand pianiste français d’origine libanaise qui inaugurera la saison,
accompagné de Suzanne Vermeyen au violoncelle. En septembre, ce
sera au tour d’un ténor italien d’assurer une masterclass de chant
lyrique en partenariat avec la Notre Dame University (NDU). Du 3
au 9 novembre, Patrick Messina (1re clarinette solo de l’orchestre national de France) et Sylvia Carredu (1re flûte solo de l’orchestre de
France) prendront le relais. « Nous espérons, ajoute Zeina Saleh
Kayali, que l’année 2023 sera consacrée à des masterclass de violon,
de composition, de direction de choeur et de direction d’orchestre. »
La maison, qui comporte quatre chambres à coucher pour accueillir
les maestros, dispose également d’une salle pour les masterclass qui seront gratuites, et d’une autre pour la détente et la bibliothèque,
sans oublier la cuisine où Zeina Saleh Kayali a osé le rose pour une
touche ludique. L’architecte Joseph Maroun, qui a rénové la
demeure, a su conserver son âme tout en lui redonnant un coup de
neuf. Les musiciens seront logés, avec un traiteur libanais leur assurant les repas.
Nos maisons sont le reflet de notre âme
Les relations que nous entretenons avec nos demeures nous font
parfois mener une drôle de vie. Chacun de nous a été, un jour ou
l’autre, possédé par une maison ou dépossédé d’elle. Nous projetons
sur elle nos plus inconscients désirs et l’âme de la maison est
toujours un reflet de la nôtre. Souvent liés à un souvenir, à un être
aimé, elle cristallise nos émotions et nos sentiments. On entretient
avec elle une relation intense, voire passionnelle. On l’aime, on
frémit à l’idée de la perdre, on cherche frénétiquement à la
retrouver... Témoins d’un fragment de notre histoire, elle constitue
aussi une part de nous-mêmes dont nous avons du mal à nous
séparer.
Cette âme-là, Zeina Saleh Kayali l’a ranimée pour que le
coeur de la maison Saleh recommence à battre au rythme du piano
de son père. « Mon père, d’un naturel cynique mais très tendre,
aurait sûrement été fier de ce projet mais n’aurait pas pu s’empêcher
de me dire : “Lachou kel hal labaké” (Pourquoi tu t’encombres de ce
projet ? ) », conclut cette passionnée de musique. Alors que
l’entretien s’achève, s’élève le son d’une étude de Chopin (Butterfly)
jouée par Alissa Baaklini, une ingénieure agronome et élève au
Conservatoire de 25 ans, venue s’entraîner en amont de la
masterclass, donnant ainsi le la d’une initiative qui s’annonce très
prometteuse.
Carte de visite
Zeina Saleh Kayali s’attache depuis de nombreuses années à faire
connaître le patrimoine musical libanais. Elle est cofondatrice du
Centre du patrimoine musical libanais (CPML – Espace Robert
Matta), et du festival Musicales du Liban qui se tient à Paris tous les
ans. Elle a fondé et dirige la collection Figures musicales du Liban,
dont le but est de faire connaître le patrimoine musical libanais des
XXe et XXIe siècles, et collabore avec L’Orient-Le Jour en tant que
chroniqueuse musicale.

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