Dans l'Agenda Culturel CONFÉRENCE D’ALAIN E. ANDREA À L’UNIVERSITÉ ANTONINE

2023-02-22

Zeina Saleh Kayali
Après une brillante conférence à la faculté de musique et musicologie de l’Université Antonine sur le thème de la « Perception actuelle des musiques d’art au Liban : le regard d’un critique musical », Alain E. Andrea répond aux questions de l’Agenda Culturel.

Après avoir planté le décor et expliqué certaines notions historiques et musicologiques, votre conférence s’est plutôt axée sur le Conservatoire national. Pourquoi ?

Les Conservatoires nationaux supérieurs de musique constituent indéniablement les plus hautes références musicales de tout pays de par le monde. Ils représentent de ce fait les Ecclésias musicales desquelles devraient émaner les décisions les plus influentes en termes de musiques d’art. Le pays du Cèdre ne devrait pas y faire exception. Par conséquent, le fait d’axer une conférence, traitant la perception actuelle des musiques d’art au Liban, sur le Conservatoire national semble évident voire même inhérent. Cela est d’autant plus vrai lorsque cette institution qui se doit, par sa raison d’être, de préserver le patrimoine musical d’un pays, et donc d’être garante de la pérennisation des pratiques musicales autochtones, contribue au contraire à la marginalisation et à la dévalorisation d’une grande tradition musicale de ce même pays. De plus, cette conférence visait à poser un diagnostic explicitant les raisons de la dégénérescence musicale que vit le Liban, afin de pouvoir, dans un second temps, proposer des traitements efficaces qui pourraient teinter d’une lueur d’espoir le pronostic sombre de cet Art au Liban. En examinant les données historiques, on saisit qu’en plus de cette marginalisation délibérée de la musique d’art traditionnelle monodique modale (remplacée par une musique anecdotiquement occidentalisée), que l’action de la direction du Conservatoire national (hormis la parenthèse de Bassam Saba), depuis 1991, ait été axée, dans le double domaine de l’enseignement et de la pratique musicaux, sur des critères quantitatifs au détriment des critères qualitatifs, ce qui a abouti à la déliquescence actuelle, après le départ des musiciens européens. Finalement, il convient de noter au passage qu’il a bien été précisé dans la conclusion que "le conservatoire ne représente pas tout le secteur des musiques d’art au Liban", et cela en évoquant les autres cadres d’enseignement de ces musiques, notamment les écoles de musique rattachées aux trois universités dépendant des ordres monastiques maronites, de même que les facultés (et/ou départements) de musique et musicologie de ces universités (l’Université Antonine, l’Université Saint-Esprit de Kaslik, et l’Université Notre-Dame de Louaizé).



Vous fustigez, dans la première partie de votre conférence, l’enseignement de la musique occidentale au Liban, jugeant qu’il a pris trop d’importance. Puis dans la deuxième partie de la conférence, vous vous lamentez sur la médiocrité dudit enseignement musical. N’est-ce pas paradoxal ? Faut-il ou ne faut-il pas enseigner la musique occidentale au Liban ?

Ma conférence n’a nullement fustigé l’enseignement de la musique occidentale au Liban. Elle a plutôt déploré que le développement de l’enseignement et de la pratique de la musique d’art polyphonique tonale européenne se soit réalisé au détriment de l’enseignement et de la pratique de la musique d’art monodique modale autochtone, alors qu’il aurait pu se faire dans le respect de celle-ci. Elle a également critiqué que, dès ses débuts, le Conservatoire ait remplacé dans son cadre étatique cette tradition levantine par des expériences de créolisation entre les deux musiques d’art en question et qu’il ait surdimensionné ces expériences marginales. Aussi l’erreur de l’affirmation sur laquelle vous basez ces questions me fournit-elle l’occasion de réaffirmer certains de mes propos. Tout d’abord, il est futile de penser que je fustige une musique que je pratique, étant moi-même pianiste de musique harmonique tonale, mais également critique musical et biographe de deux éminentes figures de cet Occident musical : feu le virtuose libano-français Henri Goraïeb et le compositeur français Gilbert Amy. La problématique du Conservatoire national s’origine, comme je le dis clairement dans ma conférence, dans cet imbroglio surréaliste surgi il y a cent ans de la volonté délibérée et conjuguée de la puissance mandataire et de la direction de cette institution, sous couvert de progrès et d’ouverture, de « remplacer » la pratique de la musique d’art autochtone par celle de la musique d’art allochtone. Né de la communion entre l'Orient hellénique et l'Occident latin, entre le traditionalisme et le modernisme, le nouveau Liban aurait pu assurer un équilibre sain entre ces deux paradigmes culturels opposés. Cependant, les autorités coloniales, soutenues par leurs suppôts autochtones, ont tenté d’imposer, sous prétexte de modernisation de la musique savante authentique du Levant, un projet progressiste qui consistait à profondément acculturer cette région du Moyen-Orient. Faut-il enseigner la musique savante occidentale harmonique tonale au Liban ? La réponse semble évidente et l’a toujours été pour moi : Oui, certainement ! Il n’appartient à personne de barrer le chemin à l’enseignement au Liban de cette musique qui a donné naissance, à travers les siècles, à certains des plus grands chefs-d’œuvre de l’humanité. Ce principe s’applique également et naturellement à la musique monodique modale du Levant. Quant au niveau et à la qualité de l’enseignement dispensé au Liban de ces deux musiques d’art, cela est un autre sujet qui s’impose de lui-même indépendamment de ce débat identitaire culturel.



Wadia Sabra est l’objet de votre ire, et vous le présentez comme un opportuniste dénué de tout talent. N’est-ce pas un peu exagéré ?

Ma conférence ne loue et ne dénigre nullement le talent de Wadih Sabra. Elle se penche plutôt sur son projet progressiste qui consiste, selon ses dires, à « moderniser la musique arabe tombée en décadence, faute de science ». Toutefois, le terme « ire » que vous utilisez est quelque peu déplacé. Si le fait d’affirmer que Wadih Sabra était proche des autorités mandataires, ottomanes soient-elles ou françaises, et un « virtuose des transitions géopolitiques », pour reprendre les termes du professeur Nidaa Abou Mrad, fait de lui un « opportuniste », c’est bien vous qui le dites et pas moi. Si le fait de signaler que Wadih Sabra n’a pas été diplômé du Conservatoire de Paris (une information qu’on ne retrouve pas d’ailleurs dans sa biographie de référence) fait de lui un compositeur « dénué de tout talent », c’est également vous qui le dites et pas moi. L’approche adoptée durant cette conférence était purement scientifique musicologique, récapitulant des définitions critériées et typologiques des pratiques musicales, afin de cerner cette notion complexe de musique d’art, dans sa paramétrisation grammaticale et esthétique musicales, et parvenir à analyser la réalité actuelle à l’aune à la fois des critères typologiques, de l’histoire et du critère de qualité. Il a bien été dit qu’il n’y a que la vérité qui blesse. Peut-être est-il bien temps d’arrêter de prendre des vessies pour des lanternes.



D’après vous y-a-t- il un véritable courant de musiques savantes au Liban ?

Pour répondre à cette question, il convient de commencer par définir la notion de musique savante, en référence aux usages musicologiques actuels qui veulent qu’une musique d’art soit considérée comme savante si sa théorisation est explicitée. Le Liban a connu au XIXe siècle une seule musique savante, la tradition musicale artistique monodique modale du Levant, dont le musicologue libanais Mikhaïl Petraki Machaqa (1800-1888) a écrit la théorie et explicité la grammaire musicale. Cette musique savante autochtone s’est développée après la mise en place du Grand-Liban, avec notamment Muhyiddîn Baayoun (1868-1934), Farjallah Bayda (1880-1933), Mitri al-Murr (1880-1969) et Marie Jubran (1911-1956), qui inscrivirent leur production musicale dans le courant de la Nahda endogène du Levant. Ce courant a perduré au Liban grâce à plusieurs musiciens, certains étant célèbres, comme (une part de) Wadih Safi et Nour al-Houda, d’autres l’étant moins, mais néanmoins actifs. Aujourd’hui, la Faculté de musique et musicologie à l’Université Antonine a contribué à la relance et œuvre au développement de l’enseignement et de la pratique de cette musique d’art savante, dans le respect de l’esprit traditionnel créatif, en s’appuyant sur une recherche musicologique d’avant-garde. Quant à la musique savante européenne, elle s’est introduite sur le territoire libanais d’abord discrètement au XIXe siècle, par l’intermédiaire des institutions d’enseignement catholiques et protestantes occidentales, ensuite vigoureusement grâce au mandat français et aux élites beyrouthines europhiles. Depuis ce moment, de nombreux musiciens libanais (résidents ou expatriés) interprètent et enseignent cette musique à divers niveaux, sachant que plusieurs d’entre eux ont atteint un niveau international de pratique et de notoriété. Ces musiciens représentent en quelque sorte une pratique libanaise de la musique savante européenne. Il reste quelques compositeurs libanais résidents ou expatriés qui emploient la grammaire musicale polyphonique tonale et ses dérivés post-tonals (incluant les expressions électroniques/acousmatiques) pour créer leur propre production musicale originale. Le fait est qu’il ne suffit pas que certains de ces compositeurs de nationalité libanaise (de Wadih Sabra à Zad Moultaka) citent dans leurs compositions des mélodies d’origine monodique modale traditionnelle libanaise pour qualifier de « libanaise » la musique savante dont ils se revendiquent, sinon il faudrait assimiler l’œuvre des compositeurs indiens ou japonais de musique savante occidentale respectivement à la musique savante indienne et à la musique savante japonaise, ce qui est impossible, puisque ces pays sont dotés de musiques savantes monodiques (modale pour l’Inde et pentatonique pour le Japon) autochtones qui n’ont rien à voir avec le système occidental. En somme, le Liban actuel accueille deux musiques savantes : d’abord, une musique savante traditionnelle monodique modale libanaise enracinée et réelle, qui se trouve être hélas marginalisée, mais en cours de revival (à l’instar du revival de la musique baroque dans les années 1970), et une musique savante polyphonique tonale et post-tonale européenne qui est pratiquée (et parfois composée) par des musiciens libanais.

Partager