Dans l’OLJ « Je suis Libanais, pourquoi ne serais-je pas ici avec vous ? »

2023-10-30

C’est à la Silk Factory de Fidar que le pianiste Abdel Rahman
el-Bacha a donné un lumineux récital.
OLJ / Par Zeina SALEH KAYALI
Quelle indicible joie que de retrouver Abdel Rahman el-Bacha au
Liban. « Je suis Libanais, pourquoi ne serais-je pas ici avec vous ? »
dit-il avec un naturel désarmant, à l’heure où en cette période si
troublée tout n’est que désistements, annulations et reports
d’événements culturels.
C’est à la Silk Factory de Fidar que ce lumineux récital s’est tenu,
devant un public venu très nombreux et extrêmement attentif
(malgré quelques fâcheux applaudissements entre les mouvements),
mais ce n’est pas grave, ne boudons pas notre plaisir !
Programme éclectique, oscillant entre pièces du grand répertoire
pianistique et œuvres plus confidentielles du patrimoine musical
libanais qui est si riche et que l’on n’a pas fini de découvrir.
La première partie s’ouvre sur la Sonate en fa majeur K332 de W. A.
Mozart (1756-1791), en trois mouvements, extraite d’un cycle de
trois sonates écrites par le compositeur en 1783 alors qu’il venait de
s’installer à Vienne. Dès l’attaque le ton est donné. Abdel Rahman
el-Bacha est un orfèvre qui cisèle l’œuvre avec une extraordinaire
précision tout en gardant intacte sa fraîcheur et sa juvénilité. La
musique est évidence, elle coule de source et envahit avec une
tendre douceur le cœur et l’esprit.
Puis viennent trois des quatre Impromptus de l’Opus 90 de F.
Schubert (1797-1828), considérés comme les œuvres les plus
célèbres du compositeur autrichien. Et la vision si personnelle de
l’interprète s’offre alors à nous, saisissante, qui nous embarque dans
son univers poétique. Toute l’expérience d’une vie vibre et s’exprime
dans cette sonorité pleine, signifiante, cette palette de nuances qui
toujours s’accorde aux changements d’éclairage harmonique. On
gardera longtemps en mémoire la bouleversante confidence et la
tristesse sans larme que le pianiste sait si bien exprimer.
La seconde partie commence avec Nostalgie, une œuvre de Toufic
el-Bacha (1924-2005), père de Abdel Rahman, compositeur et chef
d’orchestre ayant marqué la vie musicale du Liban des années 1950,
jusqu’à son décès qui devrait être beaucoup plus connu et valorisé
au Liban, car il est l’un des pères fondateurs du dialogue des
cultures en musique. En effet, Toufic el-Bacha, ayant reçu une
éducation musicale occidentale, fut l’un des premiers à l’avoir mise
au service de son âme orientale. Tout d’abord, en introduisant les
instruments orientaux dans la formation purement occidentale de
l’orchestre symphonique, ce qui dans les années 1950 était
totalement novateur, et puis en redonnant
aux Mouachahat (poèmes chantés arabo-andalous) leurs lettres de
noblesse et un statut de musique savante à part entière, alors qu’au
fil des siècles ils avaient été quelque peu dépréciés et considérés
comme de la « musiquette ». Il fut en outre l’un des chefs
d’orchestre attitrés du Festival international de Baalbeck, y créant
de nombreuses œuvres et opérettes dans les années
1960. Nostalgie est l’une des rares pièces pour piano du très riche
catalogue de Toufic el-Bacha et elle exprime parfaitement le
mélange des langages musicaux qu’il maniait si bien, l’occidental et
l’oriental, alternant les moments de grande douceur avec les
déchaînements harmoniques.
Le récital se poursuit avec quatre œuvres de Abdel Rahman el-Bacha
lui-même, car si l’on connaît parfaitement l’immense interprète
virtuose du piano, le compositeur lui est un peu plus en retrait et il
est à la tête d’un important catalogue de musique pour piano, de
chambre et orchestrale. Prélude oriental, Marie ou la Mort d’un
enfant, Romance et Lamma Bada Yatathana, quatre petits chefs
d’œuvres de tendresse et de sensibilité dont les sources d’inspiration
sont tour à tour la musique arabo-andalouse, la musique
romantique ou les tragédies de la vie humaine.
Pour la fin du concert, une apothéose, F. Chopin (1810-1849),
évidemment ! N’oublions pas que Abdel Rahman el-Bacha a gravé
une intégrale chronologique du compositeur, qui a fait date dans le
monde musical occidental. Trois œuvres emblématiques sont au
programme, Barcarolle en fa dièse majeur, op 60, Berceuse en ré
bémol majeur op 57 et Polonaise en la bémol majeur op. 53 dite
« héroïque ». Et ici l’envoûtement nous prend, le parcours est
marqué par une atmosphère de continuité habitée, qui plonge au
tréfonds de l’âme. La sonorité se dégage, révélant une qualité
d’émotion mise à nu par un jeu pénétrant, sans jamais forcer le ton,
y compris dans les déchaînements de violence. Et cette impression
se poursuit avec Chopin et l’Impromptu-Fantaisie offert en bis à un
public totalement sous le charme.
Merci, Abdel Rahman el-Bacha, pour ce moment de grâce musicale
et si comme vous le dites vous-même « la musique est aussi née
dans les moments difficiles », elle fut, lors de ce récital à Fidar, d’un
très grand réconfort pour tous ceux qui eurent la chance d’y assister.

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